"Camarade ne mets pas l'amour en prison"
Jean Ristat (*) : 'Ode pour hâter la venue du printemps' (Gallimard, 2008, extraits)
"Tu es rentré dans ma vie comme on pousse une porte par mégarde dans un hôtel la nuit. La neige en tombant faisait le bruit des cigales, on marchait dans la boue.
J'ai souvenir de la musique obstinée qui creusait une tombe dans ma tête et des violettes de la pluie au matin. J'attendais comme dans un couloir le bel assassin et ses mains d'archange.
Appuyé contre un pilier de bar dans la forêt des corps en sueur, dans l'alcool des rêves, je jouais au rockeur, tu avais l'air voyou. Sur les poches de mon blouson de cuir noir, les étoiles se posaient comme des oiseaux sur un perchoir d'opéra. Tu riais moqueur et dans le bleu de tes yeux j'ai vu se briser une à une les perles de mon collier et mes larmes s'accrocher aux boucles de tes cheveux comme les paillettes d'argent d'un poisson au filet de la lune prisonnier. Tu n'avais guère le temps d'aller et revenir, histoire de damer le pion à un rival imaginaire et parce qu'il est déjà trois heures de la nuit et qu'il faut bien abattre son jeu comme au poker.
L'amour est un théâtre où l'on regarde les acteurs se démaquiller, juste le temps d'arracher les vêtements de l'autre, comme ce grand miroir infidèle ou l'on dessine des nuages pour se refaire une beauté.
Je sens la noire rumeur en moi comme un tonnerre de la langue rouler dans ma bouche et l'éclair de tes dents sur ma peau comme au ciel avant le vent, la morsure du soleil à son déclin.
J'ai beau vouloir te résister, rien n'y peut, même qu'il fait jour depuis longtemps et que le réveil a lancé sa sonnerie comme un poignard et j'entends dans la rue les pas pressés des travailleurs vers les gares. Je te raconte la misère des trains où l'on s'entasse, et la pâleur des visages que la poudre dissimule mal, les parfums bon marché, la tristesse des corps de femmes, aimés à la hâte dans la poussière du sommeil comme un désert de sable dans la gorge où les roses se fanent et je sens toute la douleur du monde battre dans mon ventre où tu poses ton oreille comme un coquillage. Écoute mon enfant le tocsin formidable du malheur et de la solitude.
Lorsque le soir descend vers les sept heures et donne aux hortensias la robe d’un cardinal égaré dans un jardin de la banlieue, je te lis du Chateaubriand et nous partons entre Brest et Combourg, Lucile était grande et son visage pâle était accompagné de longs cheveux noirs dans la chambre ou tu t'endors.
O', tous tes silences sont des adieux, les fantômes de l'amour me font trembler. Je crains le sortilège des figures peintes en ton cœur.
Tu as aimé et je n'existais pas.
Tu aimeras encore et je ne serai plus là.
Monstre dont les cils font au soleil un hamac. La persienne où comme une araignée il tisse une toile pour la capture des oiseaux. Je suis jaloux de la lumière, je réinvente l'Afrique et les déserts, le cinématographe des filles de province.
Je veux te brûler comme un démon dans le haut four d'un poème romantique, je suis éternellement démodé pour toi avec mon mirliton comme Harold en route pour l'Italie.
Tu as la beauté du malheur et tu m'éblouis, comme la chaîne d'argent d'un rayon de lune porte ma tête, comme un bijou dérisoire à ton cou épingle mes yeux à tes cravates.
Habite moi comme la tente d'un nomade, si ma bouche te paraît imprenable comme un château du moyen âge.
O', je suis comme un mur de pierres tachées d'urines et de pluies dans un quartier de la périphérie des grandes villes où tu signes avec ton couteau le meurtre de l'amour.
Je n'ai plus la force de me battre, ma chemise est déchirée, mon pantalon défait, et tes doigts vengeurs en froissent le drap déjà usé par les trente six étoiles tapies dans tes poings comme des fauves de contrebande.
Les braves gens dorment derrière leurs volets, un poteau télégraphique nous sert de lit et les voitures qui passent étouffent le cri du plaisir le long des chemins où le vieux monde s'écroule. Il court avec son large chapeau sans nous voir, il cueille des violettes pour se composer un habit funèbre. Je l'entends chanter l'internationale avec une voix de fausset et des cris suraigus. Tes ongles dans mes épaules, tes dents sur mes seins.
O' tu me chevauches comme un pont la rivière. Oiseau aux longues ailes de ténèbres, je suis comme un cheval fou à la crinière ensanglantée qui se dresse sur ses pattes pour lécher la voie lactée et partir comme un zorro de bande dessinée sur ta moto noire et rouge, grosse mouche sur le fumier odorant d'une société qui pourrit. Nous allons sur les grandes routes de par le monde en guerre, nous avons tout perdu, le vent nous habille, le ciel nous lave, l'amour est notre livre défendu.
Nouveaux croisés, nous aimions autrefois les Rolling Stones, et la musique ébranlait le capitalisme. Insolents, nous forgions l'avenir dans un atelier de rythmes inouïs et de sonorités éclatantes, une tendre violence déchirait nos cœurs.
Nous avons dressé dans Paris des barricades, lancé des pavés comme bouteilles à la mer, nous fumes vaincus par des vieillards tristes et apeurés.
Qu'avons-nous fait de l'espoir, nous avons reconstruit les temples et changé d'uniforme. Tu as oublié camarade le mois de mai, tu enseignes l'ordre. Démolis ta maison, sors dans la rue et regarde. Tu es comme un aveugle qui tend toujours la main. Jette ta canne, avoue les songes qu'on ne t'a pas appris lève-toi et ose.
Enfant qui porte le nom du conquérant de la macédoine, le malheur n'est pas fatalité. Tu m'as appris les gestes de l'amour dans la cheminée du désespoir narcisse. Je m'endormis fané dans les miroirs parfois. Parfois il arrive à l'homme comme à une prairie à la fin de l'hiver, gorgée d'eau, de se noyer lorsque fond la neige. Je tremble toujours comme un naufragé qui ne sait pas encore qu'on l'a repêché. Sur ton visage je guette insensé l'ombre des oiseaux de proie.
O' masque que me veux-tu, qui es-tu, comment savoir ce que tu caches avec tant de soin derrière la dentelle d'un sourire. Je ne suis plus maître en mon logis.
O' je me voyais unique, je me retrouve plusieurs, j'offre mon cœur pour nourrir la charogne peut-être charogne moi-même, on the road again.
O j'ai du mal à naître à la joie simple de ce qui se donne sans détour. Ceci n'est pas oracle,
j'enterre des siècles de résignation et de servitude, j'appelle la douceur de la pluie sur mon corps meurtri et l'orgueil des glaïeuls empourprés, je danse l'éclair au poing en chevauchant la foudre.
O' camarade.
On a comme une impatience de printemps."
(*) à mes camarades du PC